H onoré de Balzac met la dernière touche à la conclusion de son dernier feuilleton, La peau de chagrin, qu’il doit livrer sans tarder à La revue de Paris. À la limite de l’euphorie, l’auteur déchante bien vite lorsqu’il apprend que Pichot, propriétaire du journal, a choisi, sans l’avertir, de remplacer sa création par un autre récit à épisodes avec lequel il est convaincu d’augmenter ses tirages. L’histoire, transmise par un anonyme, dresse une biographie détaillée et impertinente de Balzac et dévoile même les réactions de celui-ci, en temps réel voire avec un coup d’avance... Qui peut bien être cettetroublante plume ?
Après le défi relevé avec Denis Bajram pour Trois Christs qui consistait à raconter trois variations autour d’un même fait en utilisant quasiment les mêmes cases et les mêmes dialogues, Valérie Mangin se lance dans un nouveau challenge, celui de composer trois scénarios basés sur la mise en abyme. Avec ce procédé, l’auteure insère une série d’épisodes appartenant à un récit annexe dans l’intrigue principale, au point de constituer une chambre d’écho ou même un élément influant sur le comportement des protagonistes. Bien vite, l’assurance de l’écrivain se trouve entamée par les révélations de son mystérieux biographe qui étale sur la place publique des détails, souvent intimes et loin d’être glorieux, pour le plus grand plaisir des habitués avides d’indiscrétions croustillantes. L’entourage, en premier lieu son épouse, s’interroge et le presse de questions. De quoi le pousser à mener l’enquête et orienter l’album dans une autre direction, pour installer une touche de suspens qui permet de lui donner une saveur supplémentaire et de ne pas en rester à l’exercice de style.
Et, avant que le risque de lassitude pointe à mesure que le désarroi de Balzac semble atteindre son paroxysme, un autre virage est entamé. Pour confirmer des doutes et des hypothèses venus à l’esprit du lecteur, probablement, mais, avec la méthode employée par la scénariste qui rappelle que c’est elle qui mène la danse jusqu’à son terme, ce dont son personnage ne peut se vanter.
Ce sens du rebond et la précision de la mécanique n’auraient pas la même portée sans l’écrin graphique conçu par Griffo. Les intérieurs chaleureux qu’il a bâtis, les acteurs de cette mascarade bien- portants et au verbe haut qu’il croque avec une gourmandise communicative, la façon de présenter le premier d’entre eux, imposant et rustique, roulant des yeux, mèches en bataille et moustache massive, sont autant d’arguments pour plonger dans cette élégante machination.
Cette ouverture - qui se suffit à elle-même - tout juste refermée, la curiosité est grande de découvrir ce que réservent les deux suivantes, mises en image par Loïc Malnati et Denis Bajram. L’attente sera de courte durée puisque les volumes consacrés à Henri-Georges Clouzot à l’œuvre sur un film consacré à Balzac (bien sûr...) puis à Valérie Mangin (tiens donc) sont annoncés en février et mars prochains.
Si ce n’est pas tous les jours que l’envie de relire un exercice de style vient à l’idée, ce Balzac précipité au bord du gouffre en donne l'envie, ainsi que celle de se jeter la tête la première dans les Abymes suivants.
L. Cirade
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