revue de presse   page 72
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Abymes, tome 1.
A chacun sa lettre
Au sujet de : Abymes
article paru originellement en mars 2013
http://achacunsalettre.blog.lemonde.fr/2013/03/28/balzac-honore/
Balzac Honoré

Au départ, c’est très simple : il y des tableaux et encore des tableaux (et encore des tableaux). Aux murs de la pièce, qui pourrait être une salle de musée ou le hall d’entrée d’une maison bourgeoise, le papier vert est suffisamment clair pour laisser entrer un peu de lumière – perspective à fleur de mur. Et un peu d’ombre. C’est là que cela se complique, par les ombres projetées – perspective plongeante.Première partie : la cape et l’œil pas commodes, il tient une pierre ensanglantée dans ses mains, et ça dégouline sur le mur jusqu’à atteindre le cadre du tableau le plus bas, puis une fenêtre ouverte peinte. C’est comme une invitation macabre. Deuxième partie : des menottes contrariant son geste, il fait son possible pour ôter le visage à la Dorian Grey qui lui sert de seconde peau ; la forme qu’il renvoie au mur surligne une scène de strangulation sur l’un des tableaux les plus hauts. Nous avons semble-t-il accepté l’invitation macabre. Troisième partie : le spectre est là, venu envahir totalement l’espace ; le pittoresque des toiles s’est tu au profit de bulles de bandes dessinées dans les cadres ; elle regarde, l’abyme dans les mains, ce qu’elle est la seule à connaître. L’autre côté de l’ombre. Nous sommes pris au piège, en témoins.

Abymes n’est même pas ouvert que l’on s’enfonce déjà, par ce que cachent et révèlent ses seules couvertures. Alors oui, le titre annonce déjà tout un programme. Depuis le vert du mur jusqu’aux formes qui viennent l’habiller, et chaque message qui paraît être contenu dans les cadres de simples tableaux, les dimensions se superposent les unes aux autres, ajoutant de la première à la troisième partie un peu plus de matière, un peu plus de mystère aux strates. Comme des notes qui s’accumulent sur une portée ; l’orchestration promet d’être magistrale.

L’ordre de départ est sonné : Arrêtez tout !! Point final avant la majuscule. Puisque nous en sommes intimés, arrêtons-nous dans la rédaction de La Revue de Paris. Respiration avant l’entrée dans une autre dimension : celle de la littérature, et du temps. Paris, 29 mai 1831. Le rédacteur en chef, Pichot, s’active sous les trotteuses de dizaines d’horloges qui ornent les murs de l’espace confiné. Il se prépare pour l’impression des premières pages d’un nouveau roman, mais rien ne va plus, il faut tout arrêter, changer de roman, dramatiser : entrer dans la fiction.

Quelques jours avant, un peu plus à l’ouest, Honoré de Balzac vient de mettre le point final à une grande scène de La Peau de chagrin. Mais de majuscule initiale : point. La Revue de Paris que lui apporte Louise n’a pas publié son dernier chapitre. Colère de l’écrivain, qui découvre ébahi dans les pages brunâtres une photographie de lui- même enfant et les premières lignes d’un autre feuilleton... qui raconte sa propre histoire, modifiant uniquement la particule de son nom. Honoré Balzac, déserteur de son trône, devient un héros peau de chagrin, caché dans les lignes d’un récit en marche, le sien, écrit par un autre. Je suis en train de lire le fait que je suis en train de lire ma propre biographie dans un feuilleton !

Au départ, c’est donc très simple : un anonyme dépouille Honoré sous Balzac. Et Balzac se lit et se découvre anonyme, le feuilleton sous ses yeux déballant non seulement sa vie passée, mais anticipant également la moindre de ses réflexions et de ses positions au présent et au futur. À la façon d’un script impeccable : Balzac est mis en scène, pantin involontaire, personnage de sa propre vie. Et dans l’assistance, le tout Paris s’émerveille et s’encanaille à la lecture de ce nouveau feuilleton. Honoré voudrait bien se vanter d’être érigé en héros national,mais Balzac, devenu risée générale, s’en offusque. Car l’anonyme pénètre loin, très loin, dans les cadres, comme s’il se cachait sous Balzac, espion de la case, souffleur sous la scène d’un théâtre où tout peut s’écrire.

Faubourg Saint Germain, églises sombres, ruelles coupe-gorge, bureaux d’imprimerie, Balzac parcourt Paris à la recherche de l’anonyme qui s’est mis en tête de l’écrire, ce tâcheron. À chacun de ses pas, il déroule et offre en cadeau à l’anonyme la matière du feuilleton, sans s’en rendre compte. Qui est le corbeau ? Peut-être Marie ? Peut- être son nègre ? Ou bien Georges, son employé ? Et si c’était lui-même, plongé au cœur de sa propre fiction, comme dans un mauvais rêve ? Car les détails sont troublants : l’anonyme dévoile un Balzac intime, comme s’il pénétrait chaque couche de son épiderme.

Valérie Mangin n’a pas imaginé le scénario d’une bande dessinée unique, et donne ses lettres de noblesse au terme réflexions. Avec Abymes, c’est dans un miroir qu’il faut se perdre et retrouver le chemin de l’écrivain. Le procédé serait trop simple s’il s’agissait uniquement d’apercevoir Honoré sous Balzac et de venir déflorer sa peau de chagrin, s’il s’agissait uniquement de métarécit. Cela va plus loin, ou plutôt : plus profondément. Il est question de fiction qui rattrape la réalité ; Honoré court après Balzac, le fuit et le suit, place son ombre devant lui – échec –, se perd dans la folie. Se fait meurtrier et se lit meurtrier, ne sait plus s’il est de chair ou marionnette. La ligne s’écrit comme dans un miroir, mais un reflet manque : celui de l’anonyme qui, depuis quelques semaines, vient glisser sa vie dans la boîte d’un rédacteur en chef.

L’auteur met l’œuvre sur la place publique. L’œil ensanglanté, le meurtrier Balzac est prêt pour la guillotine. Mais alors qu’il attend le couperet, des pages vierges viennent remplacer la lame : Balzac pourrait mourir, mais pas Honoré : Je suis un grand écrivain ! Main sur le cœur, le front fier, l’homme doit encore s’écrire, et se dessiner. Valérie Mangin ouvre une autre dimension : on ferme une fenêtre, on en déploie une autre ; la ligne n’est plus la même, le dessin non plus. La descente dans l’abîme se poursuit.

La clarté des planches de Griffo a été remplacée par la noirceur de celles de Malnati, comme les pages de La Revue de Paris ont été remplacées par celles du Parisien libéré. Le privilège est laissé aux plans fixes, et l’attention aux visages : d’ailleurs, des rushes ont pris la place des pages imprimées, on est sorti de l’imprimerie pour entrer dans un studio. Dans une salle de cinéma obscure, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on assiste à l’avant- première du dernier chef-d’œuvre d’Henri-Georges Clouzot : Le Mystère Balzac. Et là encore, des scènes d’anonyme sont venues s’immiscer sur les bobines. On n’en sort pas, les mêmes scènes se rejouent sans fin : Honoré court toujours après Balzac, et Clouzot à présent court après lui également, pour réaliser – ou laisser se réaliser, malgré lui –, pipe en bouche et mains sous le masque, le making­off du plus grand film de la décennie.

La tragédie est bien ficelée. Troisième acte, on attend l’acmé. Cela viendra avec la bande dessinée, et l’abyme dans les mains, à fleur de peau. On remonte les pendules : il y a vingt ans, l’hypokhâgneuse Valérie Mangin (non, pas encore la scénariste d’Abymes, mais un homonyme, une anonyme... vous suivez ?) se promène faubourg Saint Germain. Chez Gibert, elle tombe sur le premier tome de l’album. Au même moment, au Champollion, on passe le chef-d’œuvre d’Henri-Georges Clouzot, Le Mystère Balzac. Qu’on se le dise : Honoré court toujours après Balzac, comme Clouzot après lui, comme Valérie Mangin après eux. Le problème ? Abymes n’est pas encore écrit et aucun libraire ne connaît cet album. Mais la trame, elle, est déjà dans l’histoire : Le cas Balzac est exceptionnel en ce qu’il est à la fois une mise en abyme de la vie de l’auteur et une mise en abyme des archives elles­mêmes. Bravo, à cette conclusion remarquable, des applaudissements remarqués : Valérie obtient les félicitations du jury. Tout le monde se lève pour l’honorer, comme à la fin d’un film, comme enthousiasmé à la fin d’un bon roman.

La noirceur des planches de Malnati a été remplacée par la clarté de celles de Bajram, comme les pages du Parisien libéré ont été remplacées par celles d’une bande dessinée à remplir, qui ressemblent à des photographies. Le privilège est laissé aux bulles : on est sorti de la pellicule pour entrer dans des cases. C’est un Paris contemporain qui est peint, par les gorges de stations de métro, des Halles au quartier latin, jusqu’à l’île de la Cité. Et dans la marche, Valérie Mangin et Bajram enfantent des cases des futurs tomes d'Abymes. Pour boucler la boucle ? Non : pour entrer dans la boucle, à prompts renforts d’images dans les images, d’Hamlet aux Ménines, de Tintin à la boucle sur l’oreille de la Vache qui rit, de toutes ces œuvres qui se sont mises elles-mêmes en miroir, construisant des mondes dans les mondes, syncopant l’espace, ruinant les frontières et les libérant.

Valérie Mangin n’a pas imaginé le scénario d’une bande dessinée unique, ni même de deux ou de trois : le triptyque est sans fin, et les plumes et pinceaux n’ont pas les attributs d’un serpent qui se mordrait la queue. Avec Abymes, on pénètre dans ce qui fait le génie du texte, et le génie de l’histoire ; des parcelles d’événements et de récits qui existent a priori et a posteriori, qui se dessinent dans le doute et dans la confiance. C’est l’œuvre que l’on tient et qui échappe dans le même temps ; ce sont les strates de l’œuvre qui mettent au défi la page blanche. Il faut alors suivre sans crainte celle qui suit Clouzot et Balzac, celle qui suit Griffo, Malnati et Bajram, celle qui poursuit son propre chef-d’œuvre, car la tragédie est aussi rondement ficelée que la meilleure des comédies humaines.

Achacunsalettre


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