En littérature, la mise en abyme est un procédé consistant à placer à l’intérieur du récit principal un récit qui reprend de façon plus ou moins fidèle des actions ou des thèmes du récit principal.
De nombreuses œuvres graphiques ont recours à ce jeu de miroir. C’est souvent l’occasion de représenter le lien étroit entre l’œuvre et son créateur.Mais peut-on construire un triptyque BD autour de ce simple procédé ?De nombreux auteurs de bandes dessinées ont recours à ce principe littéraire, soit en se représentant dans leurs propres planches en train de dessiner la dite planche, soit en faisant lire à leurs personnages la bande dessinée qui leur est dédiée. L’Origine de Marc-Antoine Mathieu, L’art séquentiel de la bande dessinée de Will Eisner, plusieurs albums de Spirou ou Quick et Flupke… sont autant d’exemples existants.
Avec la trilogie Abymes, Valérie Mangin nous offre une démonstration de ce procédé littéraire. Presque un exercice de style. Chaque album prend pour personnage principal un individu réel, de notoriété publique : le romancier Honoré de Balzac, le cinéaste Henri-Georges Clouzot et la scénariste Valérie Mangin elle-même. Les scenarii se basent sur la véritable biographie des protagonistes mais y insèrent des éléments de fiction. Le mélange est subtil. Est-ce une enquête historienne, un conte philosophique, une fiction pure ? La curiosité du lecteur est vite attisée. En plus, même si chaque album peut se parcourir indépendamment, la lecture de l’ensemble du triptyque offre une richesse narrative supplémentaire. Les histoires sont imbriquées les unes dans les autres.
Le premier tome, titré modestement Abymes – Première partie, prend Balzac comme personnage principal. L’écrivain découvre avec horreur que les pages de son roman ne sont plus publiées dans la Revue de paris. Pire, à la place, il peut lire un feuilleton anonyme relatant la vie d’un certain Honoré de Balzac. Les secrets dévoilés sont troublants. L’écrivain n’a pas le choix, il doit regagner Paris et trouver l’auteur de ce pamphlet visiblement bien informé. Sa réputation est en jeu.
Le lecteur est vite bousculé lui aussi. A la fois amusé par ce personnage à qui tout échappe et intrigué par les révélations faites sur la vie de ce célèbre auteur. Je défie quiconque de ne pas se jeter sur Internet à la fermeture de l’album pour vérifier la véracité des faits annoncés ! La mise en abymes est totale et parfaitement maîtrisée. Comme le dit Balzac dans ces planches : « Je suis en train de lire le fait que je suis en train de lire ma propre biographie dans un feuilleton ». J’ai particulièrement apprécié la scène où Balzac, après avoir lu le passage dans lequel il soupçonne son ancienne maîtresse, se dit que cette femme a justement très bien pu écrire ces quelques pages…Les trois épisodes étant très rapprochés (publiés en 3 mois !), le dessin est confié à trois illustrateurs différents. Pour ce premier opus, Griffo se charge de la mise en images. Son style précis et réaliste s’accorde parfaitement avec l’univers mondain du dix-neuvième siècle. Chaque case fourmille de détails. Mention spéciale aux tableaux accrochés aux murs des appartements de Balzac.
Pour le deuxième opus, Loïc Malnati prend les rennes au dessin et nous montre une France après guerre encore blessée de ses années d’Occupation. Si ses traits sont moins détaillés que ceux de Griffo, ils servent parfaitement l’histoire. Les visages notamment sont parfaitement reconnaissables. Dans cet environnement complexe, le sulfureux cinéaste Henri-Georges Clouzot finalise le tournage de son film, qu’il espère être le chef d’œuvre de la décennie : Le Mystère Balzac. Le scénario de ce film n’est autre que celui du premier tome de la série Abymes. Ah ah… Ça y est, vous apercevez la richesse narrative de ce triptyque. Et la mise en abymes ne s’arrête pas là. Dans cette histoire, le réalisateur, fortement accusé de collaboration, se bat contre ses pairs pour finir ce film. Mais, en visualisant les rushs, il se rend compte que certaines scènes, qui n’auraient pas dû être filmées, le montrent dans des situations embarrassantes. La France n’a pas besoin de voir en lui un homme capricieux, violent et méprisant, il a bien assez de soucis avec les antinazis. Mais qui se permet de dénigrer son œuvre ? Et pourquoi lui montrer des scènes de sa propre vie ?
Là encore, la frontière entre la réalité et la fiction est tracée avec intelligence. En tant que one-shot, j’ai trouvé ce deuxième album légèrement en deçà du précédent, tant au dessin qu’à la narration. Mais associé au premier épisode, cet album répond à toutes nos attentes et nous laisse espérer le meilleur pour la suite.
A noter que chaque album de cette série bénéficie d’un tirage de tête numéroté de 1 à 777 exemplaires. Il est enrichi d’un dessin inédit imprimé sur papier Modigliani 260g, signé par les auteurs.
Dans la troisième partie, l’héroïne sera la scénariste Valérie Mangin elle-même. Son compagnon Denis Bafram, officiera au dessin. Sans doute l’apothéose de la mise en abymes ! Au vu de la qualité des deux premiers opus, cette conclusion, prévue en mars 2013, devrait être étonnante… si elle ne perd pas le lecteur en chemin. Espérons simplement que ce dernier épisode saura s’enrichir d’éléments narratifs nouveaux, et ne se limitera pas à une simple démonstration littéraire d’un procédé visiblement maîtrisé.
Allison et Julien
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