Au sujet de : Trois Christs article paru originellement en octobre 2010 www.actuabd.com
Unis par la passion
S’il est une image qui a fait couler de l’encre, c’est bien le Saint-Suaire de Turin, ce linceul qui contient l’empreinte d’un supplicié que l’on croit être le Christ. La scénariste Valérie Mangin a voulu interroger cette relique à travers le talent de deux dessinateurs que tout oppose d’ordinaire : Denis Bajram et Fabrice Neaud.
De Denis Bajram, on connaît la fascinante saga de science-fiction Universal War One (UW1), l’une des séries les plus solides du catalogue des éditions Soleil.Avec sa compagne Valérie Mangin, Bajram est aussi le fondateur du label Quadrants chez Soleil, aujourd’hui cornaqué par Corinne Bertrand.De Fabrice Neaud, on connaît son célèbre Journal (Éditions Ego comme X), l’un des joyaux de la bande dessinée dite « indépendante », une œuvre d’une sincérité sans pareille.Pour qu’un tel auteur aille chez Soleil, il fallait une intervention du divin. En réalité, Bajram et Neaud entretiennent depuis des années une forte amitié autour d’une passion commune, la théologie. C’est un spectacle unique que de les entendre discuter du fait religieux. Ils témoignent l’un et l’autre dans ce registre d’une érudition hors du commun : « Fabrice a dessiné une Passion pour une église et travaille beaucoup sur les cathédrales témoigne la scénariste Valérie Mangin. Il a fait un grand travail sur ce sujet. Denis a longtemps été passionné par les questions religieuses. Je crois qu’il a eu très longtemps la foi, il était très sincèrement croyant. Il l’a perdue il y a une dizaine d’années mais il a toujours été passionné par ces thèmes-là. De mon côté, en tant qu’historienne de l’histoire des mentalités, je l’étais aussi. Même si l’on n’est pas croyant, on ne peut écarter le fait religieux en tant que fait social historique. »
Valérie Mangin a trouvé le moyen de réunir les deux compères sur un projet commun : la démystification du Saint-Suaire de Turin. Les historiens, y compris catholiques, sont à peu près tous d’accord là-dessus : il s’agit d’une fabrication datant du Moyen-âge. « Scientifiquement, c’est un faux, nous explique Valérie Mangin. Il a été daté au Carbone 14 comme provenant du Moyen-âge. Ca tombe bien : la première apparition prouvée date de 1350. Les reliques attiraient les fidèles vers une abbatiale ou un église et surtout les dons. Ce qui est remarquable dans le Saint-Suaire, c’est que l’aspect physique du personnage qui ressemble beaucoup aux représentations graphiques gothiques. C’est aussi un sujet qui est à la mode à cette époque-là : prier en pensant au Christ et à sa souffrance, c’est un des thèmes de la religiosité de ce temps. Tout concours à penser, si l’on veut rester rationnel, que cette relique a été fabriquée à ce moment-là. »
Un jeu formel - Que veut donc faire la scénariste ? Dénoncer une tromperie qui dure depuis des siècles ? Non pas. Il s’agit plutôt de s’interroger sur la nature de la foi, sur ce que nous sommes prêts à croire. Pour ce faire, notre historienne va écrire trois récits, tous situés dans la semaine sainte de 1353, et qui vont s‘emboîter comme dans un puzzle dans un écheveau de 700 citations autour de trois hypothèses abordées avec la même subjectivité : Soit Dieu existe et le Saint-Suaire est Son Miracle Soit Dieu n’existe pas, et le Saint-Suaire est la preuve d’un crime d’une incroyable cruauté Soit Dieu est radioactif, et un sujet vachement mode, symptomatique de notre temps.Le tout dans un corpus de trois récits racontant la même histoire, comme c’est le cas pour les Evangiles : « On a choisi paradoxalement une « trinité » de trois angles différents. La seconde considère que Dieu n’existe pas et que le Saint-Suaire est un faux médiéval, mais la première prend au contraire le parti de la foi et considère que le linceul est bien le linceul du Christ ressuscité. C’est une histoire de miracle basé entièrement sur le merveilleux chrétien. Dans la troisième histoire, nous avons voulu nous inspirer de ce qui très à la mode aujourd’hui : l’ésotérisme de bazar. »
Est-ce la dénonciation d’une foi « hérétique » ? Peut-être. En tout cas une foi bien éloignée de la vérité : « On s’est rendus compte que la religion chrétienne n’était plus affaire de discussion théologique ou rationaliste, mais une addition d’éléments ésotériques qui permettaient de raconter à peu près tout et n’importe quoi sans vraiment réfléchir. La troisième histoire s’inspire un peu de cela. J’ai un peu tout convoqué : les Templiers, les monstres, les pierres radioactives, etc. Personnellement, je suis athée et je ne crois pas à a réalité du Saint-Suaire, mais nous nous sommes appliqués à dépasser nos opinions personnelles pour expliquer que ces questions doivent être traitées sérieusement et pas avec un ésotérisme approximatif comme c’est le cas chez certains auteurs. Car malheureusement, beaucoup de gens ont pris le Da Vinci Code au pied de la lettre et ont commencé à dire que l’Église les avait trompés depuis 2000 ans. En fait, ils se sont mis à croire Dan Brown avec la même crédulité qu’ils pouvaient avoir quand ils croyaient à l’Église, des siècles plus tôt… En choisissant ces trois angles et ces trois thèmes, on a voulu poser la discussion sans vraiment trancher. Dans ces trois histoires, j’ai essayé de réutiliser trois fois les mêmes dialogues, au maximum, pour montrer qu’avec la même matière et les mêmes images, on pouvait faire dire tout et son contraire. »
Très déprimé ces derniers temps, Fabrice Neaud a produit seulement les six pages introductives et conclusives de cet album hors normes mais, grâce à l’initiative de Bajram et Mangin, il a retrouvé le chemin de la planche à dessin. Qui a dit que le Saint-Suaire ne faisait pas de miracle ?
Didier Pasamonik
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