Qui viendra encore me dire qu’on ne trouve pas des albums très audacieux narrativement parlant chez les “gros” éditeurs de BD ? Chez Soleil, l’album Trois Christs de Denis Bajram (dessin) et Valérie Mangin (scénario), complété par les planches intermédiaires en noir et blanc de Fabrice Neaud, illustre une idée qui personnellement me parle beaucoup : la relativité des interprétations que l’on peut donner à des faits soit disant historiques touchant à l’expression de la foi. A la différence d’une narration à la Rashomon, où un même évènement est raconté par le point de vue de plusieurs protagonistes et dont la complexité s’éclaire progressivement, il s’agit ici de faire dire à des mêmes images reproduites quasi à l’identique des choses totalement différentes. Ces images apparaissent à des moments différents des trois différents récits qui composent l’album Trois Christs, lesquels fonctionnent suivant une approche dialectique : à la thèse et à son antithèse répond une synthèse qui, en écho aux éléments des deux premiers récits qui présentent des situations crédibles, les bat en brêche par le seul échappatoire possible : faire tomber le récit dans le fantastique.
Qu’est-ce à dire précisément ? Il était une fois un nobliau au Moyen-Age qui avait récupéré un Suaire marqué de la forme d’un corps humain désigné comme étant celui du Christ. Il engage un sculpteur pour venir en renfort dans la construction de la cathédrale attenante à son chateau. Ce dernier est le personnage central dont on découvrira les réactions en fonctions de trois présupposés : Dieu existe ; Dieu n’existe pas ; Dieu est… radioactif ! Scènes, dialogues, personnages sont similaires d’une histoire à l’autre, mais leurs rôles, leurs places et leurs actions diffèrent, ils sont réagencés et décalés de manière à ce que chacune des histoires soit très différente de sa suivante ou de sa précédente. Au delà de l’exercice de style qui peut rappeler Queneau et son homme à chapeau dans le métro, Trois Christs interpellent car bien sûr, son sujet n’est ni innocent ni sans portée. Le Saint Suaire est le seul objet à avoir été en contact avec le corps du Christ paraît-il. Il est aussi le seul à nous être parvenu (si tant est que ce soit vrai…), si on fait fi des morceaux de croix disséminées un peu partout qui permettrait d’en construire plusieurs (relique exploitée avec une belle énergie dans la série le Scorpion par ailleurs) et de la terre de Palestine sans cesse remuée depuis deux mille ans. L’album parvient à retracer une partie de la véritable “vie” du Suaire et à explorer des chemins de fantasme et de superstition qui tiennent autant du conte que de l’histoire. C’est ce qui arrive quand on est face à un objet inexpliqué (ou que l’on ne tient pas à voir expliqué pour en préserver la portée symbolique) auquel on donne des pouvoirs (pensée magique par excellence) qui bien évidemment se répercutent à celui ou celle qui le possède. Si on doit retenir une leçon des trois différentes histoires dans Trois Christs, c’est la farouche volonté des hommes de garder la main sur les objets ou lieux qui leur confèrent une autorité et un pouvoir qu’ils n’auraient pas naturellement (Un suaire donc, mais aussi un tombeau ou encore un lieu de culte).
D’une même légende on peut dire tout et son contraire, comme le démontre le trop malin Abbé de Villecourt (Bernard Giraudeau) dans l’excellente peinture de la cour de Louis XVI dans le film Ridicule, qui s’amuse à démontrer avec éloquence l’existence de Dieu et prétend sur un même ton être capable de prouver qu’il n’existe pas. Trois Christs dans son genre n’est pas dénué d’humour, à froid, jouant sur la narration et les hallucinations du sculpteur, ce que le traitement graphique de Denis Bajram, tout en peinture numérique brossée, souligne par une image parfois brouillée, destabilisant les repères et donnant à certains passages une lumière singulière. Seul étrange inconvénient à la lecture de cet étonnant album, la présence de chiffres de références aux abords des vignettes et de certains dialogues, attachés aux images et aux mots qui seront ensuite recombinés ailleurs. Cela peut d’un coté faire penser à un texte extrait de la Bible, dont les textes sont découpés et marqués en chapitres et versets nommés et numérotés, ou à un futile puzzle narratif, entendu que l’on se rendra quand même compte que ce que l’on voit ou lit sonne comme du déjà-vu, sensation qui va bien avec l’idée (sans doute fausse d’ailleurs) de l’altération de la conscience favorisant un rapprochement avec le spirituel.
L’un des points très intéressants de cet album tient dans sa prolongation en ligne où il est possible de comparer sur écran l’utilisation des vignettes, parfois modifiées pour en changer l’ambiance, page par page, histoire par histoire. Les auteurs donnent des éléments de réponse à leur démarche, que je vous invite à découvrir par chez eux plutôt qu’à les reproduire bêtement ici. Je dois dire que Trois Christs, dans son originalité, ouvre une voie vraiment intéressante où le numérique vient en complément presque indispensable dans l’appréhension de l’oeuvre. Si je ne suis pas certain de la pertinence économique de la démarche, j’en salue le bien fondé et l’application. Bien sûr, ce n’est pas le premier site internet dédié à une oeuvre. Mais à la différence des sites marketing, celui-ci veut clairement donner des clés supplémentaires, dans un mode transmédia (mais a priori à sens unique, du livre au site, sinon la visite de ce dernier perd considérablement en compréhension) appelé à se développer considérablement dans le futur. Que les auteurs en soient narrativement à l’initiative est un signal puissant envoyé aux éditeurs. A bon entendeur… Et ainsi soit-il !
Sébastien Naeco
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